Histoire : Jim le Loustic

Bonjour. Je m’appelle Marc. J’ai une femme et une fille. J’aimerais vous parler de Jim.

Je ne me souviens pas de quelle façon on s’est connu.
Il me semble qu’on s’est plus ou moins toujours connus.
Ce dont je suis sûr, c’est que depuis que je l’ai rencontré, ma vie s’en est retrouvée changée.

Mais il me connaissait en même temps que toute ma famille.
Je veux dire, je ne suis pas sûr d’en savoir plus sur lui qu’en savait ma fille, ou ma femme, ou n’importe laquelle des nombreuses personnes qu’il connaissait.
Je n’étais pas son « meilleur ami » ou quelque chose comme ça.
Tout le monde qui le connaissait était l’ami de Jim.

Maintenant parlons vraiment de Jim.
Qui était-il, que faisait-il ? Pourquoi je parle de lui ?

Jim était un gosse de 32 ans. Il avait l’innocence d’un p’tit c’en était touchant. Il rigolait tout le temps. Les nombreuses fois où il s’est retrouvé à notre table, c’était pour finir sur le tapis du salon en train de faire le pitre.
Il ne buvait pas, ça ne lui servait à rien. Il était drôle et faisait rire.
Une fois je lui ai demandé pourquoi il ne buvait pas. Il m’a répondu que ça lui piquait la gorge et que ça tournait. Et il est parti sur un rire. Mais je savais qu’il était sérieux, il avait réellement la mentalité d’un p’tit.

Et quel rire ! A longueur de journée, il enchantait tout le monde de son rire de gosse. Son rire ne m’a jamais lassé. Jamais.

Ma femme et moi ne savions pas trop ce qu’il faisait dans la vie. On lui a demandé et il a dit qu’il vivait avec sa grand-mère. Elle avait une pension tous les mois. Ils vivaient de ça tous les deux.

Il était son rayon de soleil. Je me souviens qu’une fois on était allé le chercher pour une balade en forêt et elle m’a dit : « prend bien soin de mon p’tit ». Incroyable ! Il avait 6 ans ou quoi ? Enfin, je lui ai dit oui et on est partis.

Un jour, Jim décida de travailler, sa grand-mère savait qu’elle le verrait moins et était un peu triste.
Je proposai de l’engager. Comme quoi ? Je ne sais pas. Jardinier ? Homme à tout faire ?
Il s’avéra être très débrouillard, bricoleur, faisait très bien la cuisine, a réparé la tondeuse… et je lui donnais de quoi arrondir les fins de mois de sa grand-mère.
Il dormait dans la chambre d’amis, devenue la « chambre de Jim ».

Ma femme et moi l’avions affublé d’un surnom : Jim le loustic.
Quand on lui parlait on l’appelait Jim, mais entre nous c’était Jim le loustic.
Jim le loustic qui connaissait toutes les blagues de la Terre. Jim qui, à court de blague, se mettait à faire le pitre et ne pouvait s’empêcher de rire de ses propres idioties.

Un rayon de soleil ! Il a toujours apporté du bonheur dans notre vie, et dans celle des autres, car comme je l’ai déjà dit, il avait beaucoup d’amis.
Quelqu’un comme lui ne pouvait que avoir plein d’amis. Les soirs, il était souvent invité à manger chez des gens.
Il ne faut pas croire qu’on profitait de lui. Il rendait les gens heureux.
Si des amis l’invitaient à manger, ce n’était pas pour le voir faire le pitre au bout de la table. Non, ça découlait d’une amitié sincère basée sur le fait que Jim était toujours honnête.
Un honnête loustic.

Lorsqu’on parle de Jim, on ne peut pas mentionner les mots « problème », « mensonge », « soupçons », ou même… « sexe » !
Je pense sincèrement que Jim était vierge, non qu’il ne fût pas mignon, mais ça ne l’intéressait pas.
Beaucoup de femmes ont sûrement dû lui faire des avances ou même lui proposer de s’installer avec lui, ce genre de choses… Mais selon lui, qui faisait beaucoup rire les femmes, l’amour était une forme de plaisir moins intense que le rire.

Jim était omniprésent, il faut comprendre qu’il n’obsédait pas les pensées jour et nuit, mais on était toujours content de le voir. On savait qu’on allait passer un très bon moment.

Je ne vois pas ce que je peux dire de plus, Jim était le loustic. Un mec de 32 ans qui passait son temps à rire et à vivre heureux.
Je lui offrais de quoi ne jamais connaître la misère, ça l’aurait détruit.

Je peux essayer de me rappeler de moments précis, des « anecdotes » (bien que chaque jour passé en sa présence soit une anecdote !) :

Un soir qu’il mangeait chez nous. Jim rigolait (incroyable hein ?) car il avait inventé une histoire farfelue selon laquelle le Triangle des Bermudes serait en fait un réseau de distribution de bonbons gigantesque. L’idée était infantile mais le narrateur était incroyable. Il nous racontait ça et nous on était pliés de rire. Il avait l’air d’en être persuadé en plus !
Ah ce loustic, il était monté sur la table et avait ouvert grand les bras en imitant un avion qui volait paresseusement vers une destination inconnue. Il imaginait l’avion, s’arrêtant net, ayant aperçu une fabrique de bonbons. Il le mimait en train de piquer droit vers des magasins... Bref, On avait fini le repas assez tard tellement il nous avait fait rire. Il avait dû trop rire ou… je ne sais pas, toujours est-il qu’il titubait quand on l’a emmené se coucher. Je me suis rendu compte qu’il imitait un mec saoûl. Enfin, finalement il se coucha et on a tous pu dormir. Sacré loustic !
Mais le lendemain au réveil, on entendit tous un grand bruit, un choc dans la chambre de Jim.
On s’est tous levé d’un bond, ma fille était arrivée en première et lorsque j’arrivai je découvris la scène :
Jim avait réussi à casser la porte métallique de l’armoire et elle était tombée sur lui, il était allongé avec la porte sur son ventre… il riait plus que jamais ! Il n’en pouvait plus ! Il nous a raconté plus tard qu’il avait voulu se faire à lui même un sketch de mec saoûl qui se réveille, mais trop pris par son rôle, il s’était débrouillé pour se retrouver dans l’armoire.
Il a quand même insisté pour réparer l’armoire et ma petite l’aida avec des outils en plastique (En père qui ne comprend pas les petites filles, je lui avait offert à son anniversaire en pensant que ça lui plairait, elle ne s’en servit que ce jour là). Il faisait l’idiot et mit cinq bonnes heures pour réparer la porte.
A la fin, il parut reconnaissant envers ma fille et lui fit croire qu’elle avait réparé la porte elle-même, elle jubilait. Pour la récompenser, il proposa d’aller au cinéma.

Voilà, cette petite histoire résume le quotidien de Jim. Il ne faisait rien de spécial, mais il n’avait besoin de rien pour prouver sa valeur. En lui régnait l’innocence d’un nouveau-né. Aucun mauvais plan, aucun sale coup, c’aurait été contre sa nature d’être calculateur.
Voilà. Tout ça c’est Jim, J’aime Jim. Ma femme aime Jim. Ma fille aussi. Et beaucoup de gens aiment Jim.

Il y’a peu de temps, il était retourné chez sa grand-mère. Pour lui remonter le moral. Elle allait mal. Elle n’allait pas mourir mais était de plus en plus cloué au lit par la vieillesse. Il a commencé à nous manquer.

C’est pourquoi lorsqu’il a téléphoné l’autre jour pour nous donner un rendez-vous pour un pique-nique, j’étais fou de joie. Je l’annonçais à la petite et elle attendit le « ouikène » impatiemment.

Le pique-nique, c’était hier. On s’est retrouvés dans le parc dans la matinée et Jim est arrivé dans un manteau rouge. Notre loustic avait amené une galette et un pot de beurre. Pour ma petite, il avait déniché un masque de loup. On a appris que sa grand-mère allait très bien, mais qu’elle aurait désormais toujours besoin de quelqu’un pour l’aider. Lorsque je lui proposais la maison de retraite, il ne voulait pas car il avait toujours vécu avec elle.

A part ça on a passé une après-midi super, Jim était heureux de nous retrouver et il nous faisait bien rire.
Je lui proposais un dîner chez nous et il refusa. Il nous dit qu’il devait manger avec sa grand-mère. Nous sommes donc rentrés, ma femme, ma fille et moi. Nous avons mangé devant la télévision et nous sommes couchés assez tôt.
Aux environs de minuit, je me suis réveillé en sursaut, un cauchemar. Je ne me souviens pas du thème. Allez on se rendort.


Voilà. Vous connaissez Jim maintenant. On est dans le présent. Je me souviens du pique-nique d’hier. Une larme me coule le long de la joue droite. Je n’ai pas connu Jim aussi bien que je l’aurais voulu. Mais qu’est-ce que c’était que de connaître Jim ?
Je tiens un téléphone dans la main, je crois que l’interlocuteur n’a pas raccroché, mais je ne l’écoute plus. Bon dieu, Jim ! C’est pas possible. Hier encore il courait en faisant voler ma fille dans les airs. Et aujourd’hui…
Le souffle coupé, je demande :
« - Comment est-ce arrivé ?
 - Nous ne le savons pas encore, répondit un médecin. Je peux juste vous dire qu’il dormait et qu’il n’a rien senti. »

Au moins il est mort heureux ! Pfff ! Connerie ! Jim. Le loustic.
Sa mère doit être éffondrée. Son petit fils est mort, c’était sa seule raison de vivre.
Je m’imagine une seconde que c’est une mauvaise blague. Mais Jim aurait été incapable de faire une plaisanterie aussi stupide. Comme j’aurais aimé à ce moment-là que ce soit une blague de mauvais goût.
J’attends que ma femme soit levée pour lui annoncer la mauvaise nouvelle et lui laisse le soin  de l’annoncer à ma fille : j’en aurais été incapable !



Puis tout est allé très vite.
L’enterrement devait avoir lieu dans trois jours.
Le notaire se servit du compte en banque de Jim pour couvrir l’enterrement.
Il fallu rendre visite à sa grand-mère, au désespoir.
Je prévins mon patron de mon absence ce jour-là.
Il fallait faire un justificatif pour l’école de la petite…
… bref, toutes les choses con que l’on aimerait ne pas avoir à faire.

Le jour de l’enterrement, je découvris que je me trompais sur Jim, il avait beaucoup plus d’amis que je ne le pensais.
Apparemment il avait beaucoup voyagé et rencontré beaucoup de gens.
Je parlais à des gens qui venaient d’autres pays et qui s’était déplacés pour lui.
La salle était heureusement assez grande pour nous tous. Un vieux bonhomme s’avança sur une estrade et commença :

« - Bonjour à tous. Je suis désolé de me présenter à vous en de pareilles circonstances, je dois vous dire que Jim avait une maladie. L’hôpital lui à annoncé il y’a un mois qu’il ne pourrait pas être soigné, cette maladie était incurable. Il y’a une semaine, Jim a rendu visite aux médecins. Ceux-ci purent diagnostiquer la date de sa mort à hier. Alors Jim a orchestré lui-même son enterrement. Je suis employé des postes, mais Jim tenait à ce que je parle ici aujourd’hui, en sa mémoire je n’hésite pas.
Il a laissé un papier décrivant le déroulement de la cérémonie. Je le connaissais bien et je suis aussi touché que vous. C’est avec émotion que je vais vous faire écouter ce qu’il a enregistré lui-même. »

Là-dessus le vieux facteur appuya sur un bouton et la voix de Jim se fit entendre, les larmes commençaient à me monter aux yeux.

« - Bonjour tout le monde. Vous êtes en train d’écouter cette cassette, donc je ne suis plus des vôtres. C’est à la fois terrible et réconfortant de faire une cassette pareille. D’un côté je sais que je vais mourir et de l’autre je sais que je vais vous laisser ce message d’adieu.
Vous savez… Il ne faut pas être triste. J’ai été heureux toute ma vie. Je mourrais… euh je suis mort… en douceur m’a dit le médecin. Et je suis sûr que j’ai laissé une trace de bonheur en chacun de vous. »

C’est la première fois de ma vie que j’entendais Jim sérieux, je commençais à pleurer malgré moi. L’enregistrement continuait :

« - Je veux que vous conserviez ce que j’ai toujours été. Si quelque chose vous fait penser à moi, ne vous renfrognez pas en vous disant que c’est trop triste, dites-vous plutôt… Ah ! Ce Jim il nous en a fait voir ! J’ai vraiment été heureux auprès de chacun de vous. Vous êtes ma famille. Je n’ai jamais connu mes parents et ma grand-mère m’a élevé tant bien que mal. Je me doute qu’elle n’est pas présente parmi vous mais je la remercie du fond de mon cœur et je m’excuse de devoir partir. »

Ah la la… Je vais pas pouvoir tenir jusqu’au bout, mon dieu ! Je ne reverrais plus jamais le loustic !




« - Bon allez ! Vous savez tous que les enterrements c’était pas mon truc. J’ai toujours voulu que les enterrements soient des évènements heureux. Après tout si on pleure, c’est par pur égoïsme, car la personne va nous manquer ! Allez, imaginez tous que je suis en train de découvrir cet endroit inconnu qu’est la mort ! Ca y’est j’y suis !
Mes amis, pour ne pas que vous soyez tristes, j’ai pensé à passer une petite chanson, ma chanson préférée. »

Je ne savais pas que Jim s’intéressait à la musique ? En tous cas, moi j’étais en larmes et quand je me retournais, je vis beaucoup de gens faire pareil. Quelques uns résistaient.
Jim avait arrêté de parler, mais faisait vibrer sa voix, comme pour commencer à chanter.
Un air commença, je le reconnu tout de suite et m’apprêtait à chanter en la mémoire de mon ami :


Ouuuuh les copains je n’vous oublierais jamais !
Da di dou bi dam, da bi da bi da bi doum !
Ouuuuh les copains je n’vous oublierais jamais !
Da di dou bi dam, da bi da bi da bi doum !

Tous ensemble! Tous ensemble!
...

J’avais commencé à sourire, tout en pleurant, et en me retournant, je découvris que tous les amis de Jim en faisaient autant, tous pleuraient mais sentaient monter la bonne humeur de Jim en leur coeur.

Cette chanson, c’était la plus terrible qu’il puisse trouver, elle nous rendait tristes, nostalgique, mais aussi heureux et de bonne humeur. Ce jour, Jim nous fait connaître à tous un enterrement presque heureux. C’est vrai je me sens heureux pour lui. Ah ! Il aurait aimé être là pour voir ça. J’ai la gorge coincée et les yeux gonflés de tristesse mais j’ai envie de crier :

« - Jim ! Nous ne t'oublierons jamais ! »